Pourquoi la Russie est européenne ! (2)

La Russie est européenne par son histoire

La Russie a fait partie d’innombrables alliances de l’histoire européenne au cours des siècles ; elle a vaincu Napoléon et Hitler. Avec la tsarine Elisabeth (1741-1762), fille de Pierre Le Grand, le français devient la seconde langue maternelle des enfants de l’aristocratie. Catherine la Grande, née allemande d’Anhalt-Zerbst, (1762-1796), se met à l’école des philosophes avec Voltaire et Diderot ; elle s’ouvre aux idées nouvelles tout en respectant la culture nationale russe.

Durant la première moitié du XIXe siècle, une remarquable pléiade d’écrivains, de poètes, d’artistes, semble accompagner la gloire de Saint-Pétersbourg et d’une Russie devenue européenne. Pouchkine et Gogol en sont les inoubliables représentants. De nos jours, Alexandre Soljenitsyne n’a pas vu de « rupture de principe entre la littérature russe et les autres littératures du monde ».

Le tsar Alexandre II (1855-1881), véritable « occidentaliseur », modernisa et bouleversa le pays de fond en comble tout comme Pierre Le Grand, mais sans les méthodes barbares et brutales de son prédécesseur. Il rapprocha fortement la Russie de l’Europe en développant le capitalisme et en favorisant la montée de la bourgeoisie aux dépens de la noblesse.

Au début du XXe siècle, dans les universités, les cercles cultivés, les maisons d’éditions, partout c’est le lien avec l’Europe que l’on renoue ou que l’on consolide et quand la Grande Guerre commence, la Russie semble avoir gagné son pari historique et trouvé sa place en Europe. Mais les trois années de guerre (1914-1917) et le coup de canon du croiseur « Aurore » déclenchant la révolution bolchevique en 1917 à Saint-Pétersbourg devaient de nouveau faire régresser la Russie.

Lénine qui prétendait occidentaliser son pays, achever sa modernisation, l’arracha en réalité à l’Europe, l’enfermant dans un système qui l’éloignait du monde européen et de son développement historique. En croyant au marxisme, les Russes se sont inoculés une philosophie occidentale décadente, à laquelle ils se sont donnés avec une ferveur quasi religieuse. Mais par là même, les Russes ont été jusqu’au bout de la logique de la philosophie de l’histoire européenne issue des Lumières.

En même temps que le communisme a permis aux dirigeants soviétiques de se différencier de l’Occident, il a aussi créé des liens puissants avec lui. Marx et Engels étaient allemands ; la plupart de leurs partisans à la fin du XIXe siècle et au début du XXe étaient des Européens de l’Ouest. N’oublions pas enfin que pendant la guerre froide, la Russie, par Pologne, Tchécoslovaquie, Hongrie et Allemagne de l’Est interposées, était bel et bien ancrée en Europe qu’elle aurait conquise sans problème si les États-Unis ne s’y étaient pas opposés, non pas pour défendre la démocratie comme le pensent les naïfs, mais parce que la puissance maritime anglo-saxonne ne pouvait accepter l’apparition d’un colosse continental paneuropéen plus puissant qu’elle.

La totalité des Européens n’ont-ils pas un intérêt vital, pour leur survie même, à se souvenir qu’ils appartiennent au même ensemble humain ?

La religion catholique et la religion orthodoxe : les deux poumons chrétiens de l’Europe

Selon la Chronique de Nestor (1377), l’un des textes russes les plus anciens, le prince Vladimir, pour se faire une idée de toutes les religions, fit venir à Kiev, en 988, des représentants de chacune d’elles. Il rejeta le judaïsme car les « juifs n’ont pas de terre » et imposent la circoncision. Il fit de même avec l’islam car les musulmans ne mangent pas de porc et parce que « la joie des Russes est dans la boisson ». Il se méfia du représentant du catholicisme romain, jugé trop arrogant, mais fut séduit par le « philosophe grec », brillant orateur dépêché de Byzance, ainsi que par les déclarations de ses émissaires, revenus éblouis par la beauté de la cathédrale Sainte-Sophie à Constantinople.

L’Europe et la Russie se doivent d’être aujourd’hui les gardiens de l’humanisme d’inspiration chrétienne qui est une alternative à la réduction anglo-saxonne de l’homme à une marchandise. Le temps n’est plus où les épiciers anglo-saxons peuvent prétendre parler au nom de l’Europe. Le sacré et la religion orthodoxe sont de nouveau très présents en Russie qui ne peut pas seulement se nourrir des valeurs du Dieu Dollar. Vladimir Poutine estime que « l’orthodoxie est une valeur de base de l’identité européenne »  russe.

Si le catholicisme et l’orthodoxie sont les deux poumons de l’Église, ils sont aussi ceux de l’Europe. Privée de l’un des deux, celle-ci ne survivrait pas bien longtemps. Il n’est donc pas possible d’opposer, comme le fait Huntington, les catholiques et protestants d’un côté, aux orthodoxes de l’autre, car, à ce petit jeu, on pourrait tout aussi bien opposer les peuples latins et germaniques. L’opposition d’Huntington est d’autant plus inexacte que le catholicisme romain considère les orthodoxes comme simplement schismatiques alors qu’il qualifie les protestants d’hérétiques[1].

Moscou est aussi la Troisième Rome, après le passage de la première au schisme romain en 1054 et la prise de la deuxième, Constantinople, par les Turcs en 1453. L’Église de Moscou se considère comme la gardienne de l’orthodoxie, c’est-à-dire, du point de vue des orthodoxes, de l’Église du Christ dans sa pureté. En adhérant au christianisme byzantin avec Vladimir, en Crimée en 989, contrairement à ce que peut prétendre Huntington, la Russie n’est pas devenue étrangère à l’Europe, puisque Byzance, c’était aussi l’Europe !

Byzance était en effet à la fois dépositaire de l’héritage helléno-chrétien et de Rome ; il y eut en effet scission de l’Empire romain en 395, à la mort de Théodose, avec la création de l’Empire romain d’Orient à Constantinople. En se convertissant au christianisme, par la voie de Byzance, la Russie participait ainsi à l’héritage commun de tous les Européens. La langue qui donnera naissance au russe moderne, le slavon, a été profondément marquée par la langue grecque.

Les différences de dogmes et de rites entre les deux religions ne sont pas très grandes. Les musulmans ne font pas bien souvent la différence entre catholiques et orthodoxes car, pour eux, ils sont tous des chrétiens. De nos jours, l’Église orthodoxe intervient davantage dans les débats de société que l’Église catholique et est beaucoup moins tolérante. En avril 2006, un concile a adopté une « déclaration de la dignité et des droits humains » qui prend ses distances avec la conception occidentale des droits de l’homme (voir chapitre XXIII).

L’Europe sera chrétienne ou ne sera pas. Le grand philosophe Vladimir Soloviev, ami de Dostoïevski, pensait que la dimension religieuse commandait la résolution politique des différends avec l’Occident ; il préconisait la réconciliation de Rome et de Moscou. Rien ne pourra donc se faire sans l’union de l’Église catholique, Église orthodoxe d’Occident, et de l’Église orthodoxe, Église catholique d’Orient. L’Europe ne peut respirer pleinement qu’avec ses deux poumons.

Séparées depuis le 16 juillet 1054 pour des questions d’uniformisation de rites et en raison du sac de Constantinople par les croisés en 1204, les deux Églises ont entrepris depuis un demi-siècle de se rapprocher ; il convient maintenant de dépasser le schisme des « Églises sœurs ». C’est ce que ne cessait de répéter le pape Jean Paul II, tout comme Benoît XVI qui avait fait de la réconciliation avec les orthodoxes une des priorités de son pontificat.

Le 7 décembre 1965, les anathèmes réciproques avaient été déjà levés par Paul VI et le patriarche Athénagoras 1er. En 2006, concluant une journée avec des représentants protestants et orthodoxes dans la cathédrale de Ratisbonne, Benoît XVI leur avait demandé de constituer un front commun pour la défense des valeurs morales chrétiennes en Europe, « d’être les témoins d’un mode de vie » dans un monde plein de confusion. Le rapprochement entre catholiques et orthodoxes était d’autant mieux entamé qu’un premier document conjoint, publié à Rome en 2007, reconnaissait formellement la primauté du pape.

Le souhait de Benoît XVI était de trouver une mission commune aux deux Églises, de conclure « une alliance stratégique entre les catholiques et les orthodoxes » pour combattre l’ennemi commun : le sécularisme, le relativisme et le laïcisme de l’Occident qui menacent aujourd’hui également la société russe. De son côté, le patriarche orthodoxe Alexis II disait partager l’inquiétude du pape Benoît XVI pour une Europe « qui comprend la liberté comme la possibilité de tout faire » ; il lui paraissait essentiel de défendre les valeurs chrétiennes face au « vide spirituel » de l’Europe, au matérialisme agressif, et à la remise en cause des racines chrétiennes. Bien avant la célèbre prophétie d’André Malraux sur le XXIe siècle, Napoléon disait déjà « qu’une société sans religion est comme un vaisseau sans boussole ».

(À suivre)

Marc Rousset – Auteur de Notre Faux Ami l’Amérique/Pour une Alliance avec la Russie

Préface de Piotr Tolstoï – 370 p – Librinova – 2024

[1] Samuel P. Huntington – Le choc des civilisations – p.42 – Éditions Odile Jacob – 1997

Source : RIPOSTE LAÏQUE – Pourquoi la Russie est européenne ! (2)

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