Pourquoi la Russie est européenne ! (3)

Pour Poutine, l’avenir de la Russie est européen

Pour le président russe, originaire de Saint-Pétersbourg, ville qui se targue d’être la fenêtre russe sur l’Europe, pour l’ancien espion du KGB en poste à Dresde avant la chute du Mur de Berlin, l’avenir de la Russie pourrait bien être lié sur le long terme à celui de l’Europe.

Vladimir Poutine n’est pas fasciné par les États-Unis. La plupart des observateurs ne l’ont pas jamais trouvé spécialement « dollar et Coca-Cola », encore moins viscéralement prochinois. Poutine se sent d’abord russe et ensuite européen. Il a souvent prétendu qu’il pourrait très bien vivre en France, en Allemagne, ou en Autriche. Il a déclaré en octobre 2000 qu’il n’excluait pas qu’à un certain stade les relations entre l’UE et la Russie prennent un caractère d’intégration : « La Russie est avant tout un pays européen par sa mentalité, par sa culture ». Un de ses conseillers avait pu alors affirmer : « Nous sommes pour un monde multipolaire. Nous voulons vivre comme les Européens, pas comme les Américains. Regardez Moscou, c’est une véritable capitale européenne ! »

L’URSS perdue, Poutine a voulu enrayer tout déclin supplémentaire, en tenant compte de la haine de l’intelligentsia russe slavophile pour la démocratie, que certains appellent le « règne du vomi ». Écrasée sous les décombres du communisme et les gravats d’une société criminalisée, dont l’argent est le seul totem, l’intelligentsia russe panslaviste a ruminé ses désillusions avec Eltsine. Elle souhaite maintenant rattraper une partie du temps perdu, suite aux incroyables malheurs en série qu’a connus le peuple russe pendant un siècle : guerre civile, à partir de 1917, établissement du communisme, goulags staliniens, 27 millions de morts et destructions de la Seconde Guerre mondiale, mise en place d’un capitalisme sauvage sous l’ère Eltsine semblable à la potion magique et funeste du chaud sur le froid pour achever le tout…

Selon Poutine et toujours selon cette intelligentsia, l’humanisme est une chimère, parce que l’homme ne sera jamais bon. Rien n’a changé depuis l’Empire romain ; c’est toujours la force qui prime. Poutine tout comme le « Narod », c’est-à-dire le peuple russe, n’a jamais cru que le soutien américain « à la révolution de la rose » en Géorgie, à la vague « orange » en Ukraine ou aux « tulipes fanées » du Kirghizstan était désintéressé.

Il est persuadé que les Américains sont des hypocrites et leur reproche de vendre la marque démocratie comme du Coca-Cola ! Il ne pardonne pas à l’OTAN d’avoir bombardé les civils serbes afin de faciliter l’indépendance du territoire historiquement serbe du Kosovo sans s’être ensuite efficacement opposé au nettoyage ethnique des Serbes par les Kosovars albanais !

Pour Poutine, les grandes tirades américaines sur la victoire de la démocratie dans le Caucase ou en Europe orientale ne parviennent pas à dissimuler l’objectif réel poursuivi par les États-Unis : à savoir braconner sur des terres qui depuis des siècles font partie de la zone d’influence russe. Quand les États-Unis parlent de démocratie, ils mettent en place des écrans de fumée alors qu’ils ont en tête le pétrole, le gaz et le recul de la puissance continentale russe ! Dans le « Grand jeu » pour le contrôle des ressources énergétiques, Poutine est fondamentalement anti-américain, mais pas anti-européen, bien au contraire, et souhaite seulement défendre les intérêts légitimes russes.

Poutine souhaite aussi participer à l’endiguement de l’hyperpuissance américaine dont l’interven-tionnisme préoccupe le Kremlin. Il l’a montré dans l’affaire irakienne en faisant le choix européen de la « vieille Europe », de l’axe Paris-Berlin-Moscou contre l’Amérique. Dans un entretien, avant son élection de mars 2000, à un journal russe il a déclaré que sa référence pour la politique étrangère était le général de Gaulle, et pour la politique intérieure, Ludwig Ehrard, c’est-à-dire une « économie sociale de marché ». Il ne voulait pas, au début de son mandat, d’un politique asiatique du type de celle vers laquelle tendait Primakov, initiateur d’un triangle stratégique Russie-Chine-Inde.

Ce sont les seuls Européens imbéciles, valets de l’Amérique sans vision, et les sanctions économiques, à partir de 2014, qui l’ont amené dans cette voie. Il voulait encore moins d’une politique pro-américaine comme celle menée par les libéraux de Eltsine, période pendant laquelle la Russie avait quasiment remis son sort entre les mains du FMI. Poutine souhaite seulement être un partenaire de l’Europe occidentale sur une base égalitaire avec deux alliés et arguments particulièrement frappants : le pétrole et le gaz bon marché.

Lors de son discours du 25 septembre 2001 au Bundestag, Poutine a posé clairement la question aux Européens : l’Europe veut-elle rester dépendante des États-Unis, n’être qu’une province ou un marché de l’empire américain, un débouché pour ses marchandises, ou souhaite-t-elle coopérer avec la Russie pour construire une Europe indépendante ?

Gerhard Schröder, lui, avait pu constater dans les années 2000, qu’après le despotisme des tsars et soixante-quinze ans de dictature communiste, il y avait eu déliquescence de l’État, à partir de 1990. Vladimir Poutine a eu le mérite de reconstruire l’État dans sa fonction la plus essentielle, qui est d’assurer la sécurité. Un État qui fonctionne est le préalable à une véritable démocratie. Il remarquait que les élites russes raisonnaient sur un mode européen ; il n’était donc pas dans notre intérêt qu’elles changent et se tournent, comme aujourd’hui, vers l’Asie.

Il existait en Russie un tropisme européen. C’était à nous d’avoir le minimum d’intelligence d’y répondre positivement. Ce sont les seules pseudo-élites européennes « Young Leaders » endoctrinées et décérébrées par l’Amérique qui n’ont pas voulu répondre à la main tendue de Poutine, après celle de Gorbatchev, ainsi qu’à leur message amical et réaliste de paix européenne et de prospérité dans « la Maison commune » !

Quant au regretté et très célèbre Maurice Druon, il voyait en Poutine le défenseur européen d’un monde multipolaire, plutôt que d’un monde obéissant à un shérif planétaire et l’« un de nos plus décisifs alliés ».
Dans un esprit de Vérité et de totale objectivité, il nous reste à analyser en quoi et pourquoi la Russie n’est pas complètement européenne.

Deux cent cinquante ans d’occupation mongole

La Russie est slave, mais elle a subi également l’influence turco-tartaro-mongole et constitue, de ce fait, outre son immensité dantesque, un État civilisationnel qui n’est pas entièrement assimilable à l’Europe occidentale et ses très nombreuses petites nations.

Au XIIIe siècle, en 1237-1238, le destin de la Russie bascule soudain. Depuis 1223 arrivait de l’Est la marée mongole. Conduits par Khan Batu, petit-fils de Gengis Khan, les Mongols, après avoir conquis la Chine et la majeure partie de l’Asie, pénétrèrent dans cet immense espace ouvert qu’est la Russie et, de Kiev aux cités du Nord, ravagèrent tout sur leur passage. Seule Novgorod échappa aux destructions grâce à la crue des fleuves. Elle deviendra le conservatoire de l’identité culturelle russe.

L’historien arabe Ibn al Azir, témoin de la prise de Samarkand par les Mongols, avait noté : « Depuis la création du monde, il n’y a pas eu de pire catastrophe pour l’humanité, et rien de pareil ne se produira jusqu’à la fin des âges ». Les Mongols, faisant peu de cas d’une paysannerie misérable, préférèrent dominer les villes qui furent condamnées à leur payer un tribut et à fournir à leurs armées des enfants et des jeunes recrues.

Les Mongols se reposèrent sur les princes russes qui devaient « collaborer » et lever le tribut, exaspérant leurs propres populations. La stratégie consistait à diviser les princes russes en favorisant les plus zélés, et en soutenant ces derniers dans leurs luttes intestines. Aux yeux du peuple, l’autorité s’identifia à la violence et à l’exploitation. La Russie cessera alors d’exister politiquement pendant deux siècles et demi.

Paradoxalement, c’est d’abord contre l’Occident qu’Alexandre Viaroslavitch, prince de Novgorod, va devoir se battre. Le pape Grégoire IX n’avait en effet rien trouvé de mieux que de lancer une croisade contre la Russie, une Russie qui saignait sous les coups des Mongols, mais qui n’était pour le pape qu’un repaire de schismatiques. Moment décisif dans l’histoire russe : le pays, attaqué à l’Ouest et à l’Est, doit se battre sur deux fronts, contre l’Asie et contre l’Europe. D’où une psychose d’encerclement qui marquera durablement jusqu’à nos jours la mentalité russe.

La croisade pontificale, conduite par les Suédois qui voyaient là l’occasion d’éliminer leurs concurrents commerciaux en Baltique, est écrasée sur les bords de la Néva par Alexandre qui s’appellera dès lors Alexandre Nevski. Celui-ci bat ensuite les Chevaliers Teutoniques, en 1242, sur la glace du lac Peïpous. Puis il doit encore vaincre les Lituaniens. C’est grâce à ces victoires que Novgorod pourra se faire accepter dans la Hanse, précieux cordon ombilical avec l’Occident. Mais la Russie dérive désormais vers l’est ; c’est en composant avec les Tatars de la Horde d’Or qu’Alexandre Nevski devient grand prince. Il joue la collaboration avec l’occupant asiate, garantissant ainsi la survie d’une patrie russe et ses chances d’un futur redressement.

C’est au XIVe siècle que les grands princes de Moscou, après avoir prospéré à l’ombre de la Horde d’Or, vont secouer le joug mongol. En 1371, Dimitri cesse de payer tribut. L’armée mongole envoyée pour le punir est massacrée en 1380, à la bataille de Koulikovo, sur le Don. C’est la fin de la nuit mongole. Mais il faudra encore plus d’un siècle pour se débarrasser de la suzeraineté tartare. Le khanat de Kazan tombe en 1552 et, jusqu’en 1771, se maintiendra au sud de la Volga le khanat des Torgouts.

Le règne de la Horde d’Or fera également reculer les éléments de pouvoir démocratique très remarquables à Novgorod et dans d’autres cités, avant l’invasion. Nombre de villes étaient dotées d’assemblées populaires ; elles avaient acquis une telle autorité qu’elles en étaient venues à élaborer des lois et à les imposer aux princes. La domination mongole ôta à ces « parlements » toute raison d’être et les fit disparaître. Selon Pouchkine, les Mongols étaient des Arabes « sans Aristote et sans l’algèbre », donc sans moyens d’apporter à ce pays un enrichissement culturel. Les deux cent cinquante ans d’occupation continue ont marqué le peuple russe.

L’héritage mongol se traduisit dans la mentalité russe en termes d’administration, de toute-puissance de l’État, de confiscation de la propriété privée au bénéfice du khan, de répression systématique, de villages brûlés, d’habitants massacrés, de très grande cruauté, de châtiments corporels, de torture et de peine de mort. La domination tatare a importé en Russie la tradition du despotisme oriental et de l’impérialisme asiate.

L’occupation mongole a alors durablement coupé la Russie de l’Europe, lui interdisant de participer aux grands mouvements du développement historique européen qui conduisirent à la Renaissance et à la Réforme. La domination des khans est une des explications du retard pris à l’époque par l’histoire russe. L’État russe issu de l’Empire mongol prendra forme en combinant trois traditions politiques distinctes : le système seigneurial moscovite, le despotisme mongol, le césaro-papisme de Byzance.

Ainsi se constituera un système autocratique qui atteindra sa plénitude au milieu du XVIe siècle, dont de nombreux traits seront maintenus jusqu’à la révolution de 1917, et dont des traces subsistent dans la culture et l’inconscient du peuple russe. Selon le dicton, « derrière chaque Russe se cache un Mongol » et c’est aussi la raison pour laquelle les Russes savent parfaitement aujourd’hui que les amours européennes de leur intelligentsia cachent un État dépourvu de contre-pouvoirs qui n’apprécie guère les équilibres à la Montesquieu. (À suivre)

Marc Rousset – « Notre Faux Ami l’Amérique/Pour une Alliance avec la Russie » – Préface de Piotr Tolstoï – 370p – Librinova – 2024

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Source : RIPOSTE LAÏQUE – Pourquoi la Russie est européenne ! (3)

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