Infos mai 2010 (4) LE MESSIANISME JUIF ET L’ACTUALITE par le Rav Yehouda Léon Ashkénazi

Le messianisme juif et l’actualité, par le Rav Yehouda Léon Ashkénazi,, retranscrit par Meir Ben-Hayoun  

                   Manitou Castor.jpg                           
Manitou (Léon Ashkénazi) et Castor (Robert Gamzon),juste après la seconde guerre mondiale

Voici une allocution publique de Manitou en français lors de la
conférence organisée par le Centre Yaïr et Atid LeIsrael à l’Hôtel
Windmill à Jérusalem, avec la participation du professeur Benno Gross,
sur le thème « le messianisme juif en relation avec la situation
actuelle ». Datée du 30 Shevat 5756 (20 Février 1996). Suite aux accords
d’Oslo A entérinés en Septembre 1993 et aux accords d’Oslo B du début
1995. Le pouvoir est alors entre les mains du gouvernement Pérès,
succédant à Rabin après son assassinat en Novembre 1995.
Les élections qui suivirent en Mai 1996 virent la montée de Binyamin
Netanyahou au poste de Premier Ministre.

La très longue histoire de notre patrimoine si dense met en évidence une
tension entre un optimisme irréversible à long terme et, à court terme,
un désarroi indéniable.
Benno Gross précise que le désarroi procède de l’impression de se
trouver devant une situation non seulement imprévue, mais radicalement
contraire à ce qu’on pouvait prévoir. Devant cette situation tellement
inattendue, les possibilités de réponse semblent manquer. L’espoir qui
se réalisait en dépit de tout, après 2000 ans de patience et
d’impatience, semble subitement déçu.
Les intellectuels de gauche du pays et de la diaspora se gargarisent
de l’expression « l’ère post-sioniste » sans se rendre compte de la
dynamite qu’ils manient avec ces mots assassins.
Avant la guerre des Six Jours, il fallait se féliciter que les
prophéties du Talmud et du Zohar ne se soient pas réalisées. Après la
Shoah, nous étions soulagés qu’il n’y ait eu « que » la Shoah. C’est là
une affirmation énorme. Mais ce que le Talmud prévoit sur ce qui
risquerait de se passer en Eretz Israël au moment du Retour est
tellement plus apocalyptique, qu’il fallait vraiment faire des efforts
pour étudier ces textes. Il fallait se féliciter de ce que l’Histoire-
qui relève de la Providence, mais que nous faisons- n’ait pas pris ce
chemin décrit dans le onzième chapitre de la Guemara Sanhédrin, le Péreq
Héleq pages 97 a-b, 98 a-b.
Nous avons pris actuellement la voie négative alors qu’il semblait
jusqu’à la guerre des Six Jours, que nous avions emprunté la voie
positive. Positive, dans la mesure où, malgré toutes les difficultés- et
elles étaient énormes- la réussite du Retour des juifs de l’univers
entier après 2000 ans a été inouïe, massive. Devant cette fulgurante
mise sur pied d’un Etat qui subjuguait le monde entier, le Retour
semblait être porté par une grâce de bonté, מידת החסד. Dieu nous
souriait. Et subitement on perçoit le contraire, ,פנים זועפות un visage
de colère.

L’identité

Des personnes de la Diaspora, ayant raté leur Alyah,
imputent à Israël, avec des amalgames de mauvaise foie, des intentions
imaginaires. Le problème est vraiment un problème de sionisme au sens
messianique simple du Retour des juifs de l’exil dans la patrie
hébraïque. Il ne s’agit pas de la « Terre sainte » mais, de la « Terre
enceinte ». Non seulement, elle est enceinte des récoltes, mais elle
porte la germination de la Nation hébraïque à partir du Rassemblement
des juifs rescapés. On trouve parfois, dans des journaux juifs de diaspora,
des placards invitant les juifs de l’exil à venir faire un pèlerinage en
« Terre sainte ». Cela rappelle les pèlerinages chrétiens. L’histoire d’Israël commence à Abraham, et notre Dieu,
c’est celui des Pères et non le Dieu de Moïse. Moïse se réfère toujours
au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob et pas au Dieu de Moïse. C’est
ainsi que le christianisme, négligeant cette évidence de la conscience
hébraïque, a commencé à transformer l’histoire d’Israël et sa réalité en
une sorte d’abstraction religieuse, spirituelle.

Très rapidement, un abîme s’est creusé entre les
judéo-chrétiens et les juifs de ce temps-là. C’est malheureusement ce
genre d’abîme qui est en train de se creuser à l’intérieur du Peuple
juif, entre nous, juifs fidèles à la Tradition de ces trois critères
indissociables : le Peuple, la Terre et la Thora- il faudrait préciser
quel est l’ordre d’urgence aujourd’hui- et ceux qui ont finalement
démissionné sur tel ou tel point :

-  ceux qui sont fidèles à la Thora, mais qui en fin de
compte n’entretiennent plus de solidarité avec le Peuple et la Terre ;

-  ceux qui sont fidèles au Peuple, mais qui en fin de compte
n’entretiennent plus de solidarité avec la Thora et avec la Terre ;

-  ceux qui ne parlent que de Terre sans la Thora et sans le
Peuple, mais qui finalement témoignent que leur attachement à la Terre
était suspect parce qu’il y manquait les deux autres coordonnées
essentielles.

Le Talmud et le Zohar également nous mettent en garde
contre ces phénomènes. La situation que nous vivons y est désignée comme
un risque.
Jusqu’à la guerre des Six Jours, je me félicitais qu’il ne
s’agissait que d’un risque dans la sagesse de notre Mémoire. Depuis une
dizaine d’années, on pouvait craindre d’être entré dans l’ère de ces
textes. Même lorsque les partis de droite étaient au pouvoir, un
fléchissement était perceptible dans la volonté de réaliser ce
messianisme juif. Le Likoud, par omission, a ouvert la voie aux accords
d’Oslo, parce qu’il n’a pas eu le courage de dire la vérité : cette
Terre est nôtre et ne peut être ni la terre ni le pays de deux peuples
ennemis. Même lorsque le Peuple juif veut faire la paix, l’autre reste
l’ennemi.
Laissons de côté les analogies entre la situation que nous avons
vécue à la veille et au début de la Guerre mondiale, pendant et
immédiatement après la Shoah, et ce que nous vivons maintenant. C’est
plus qu’une analogie. L’Histoire ne se répète jamais de la même manière,
mais c’est la même Histoire. On ne peut qu’être frappé par la sagesse
de diagnostic de nos Maîtres, dans la Tradition orale mise par écrit,
qui est d’une aveuglante précision.

Messianisme national et messianisme universel

Le messianisme juif existe en deux dimensions, deux
étapes, deux perspectives, deux niveaux. L’un des niveaux est celui du messianisme national juif,
dont le slogan est le rassemblement des exilés. A partir du moment où
les exilés du Peuple d’Israël se rassemblent (les références foisonnent
chez les prophètes et dans la tradition orale elle-même), le processus
messianique commence. Il s’agit d’un très long processus de
rassemblement des juifs exilés pour reconstituer la Nation hébraïque
qu’on appelle le messianisme du Mashia’h Ben Yossef, le messie fils de
Joseph.
La Loi du Retour est en question dans les projets du gouvernement
actuel, dans ceux du ministre Yossi Beilin de la gauche laïque
militante, et dans les déclarations de l’écrivain A.B. Yehoshoua.
Dans Information Juive de ce mois-ci, on trouve tout un dossier
sur cette inquiétude panique des juifs de Diaspora : Israël va t’il nous
lâcher ? Quel humour ! Ils sont en plein désarroi. Et effectivement la
question se pose déjà. L’Etat d’Israël n’est-il pas en train d’envisager
de mettre en question la Loi du Retour ? Pas seulement pour faire
plaisir aux arabes qui ne cessent de le réclamer, mais parce qu’il y a
précisément, chez ceux qui le préparent la mise en doute qu’il s’agit
vraiment de l’Histoire du Peuple juif. Pour eux, il s’agirait de
l’histoire d’une société de type cananéen d’origine juive qui se coupe
de tout ce qui fait le patrimoine commun entre israéliens et juifs
jusqu’à notre temps.

La première étape est donc le messianisme national, le
sionisme au sens le plus simple du terme. Les juifs, Peuple dispersé,
indexé sur les peuples de cités étrangères, décident- peu importe les
raisons secondes ou les raisons immédiates- de redevenir la Nation
hébraïque. La mutation d’identité déclanchée par Herzl a été voulue,
rêvée, de différentes manières, autres que celles décrites dans l’Etat
juif. C’est un Etat des juifs que voulait Herzl, mais c’est lui qui a
catalysé cette mutation.

Une des premières fois où je menais un groupe
d’étudiants français rendre visite au Rav Kook, pour étudier dans son
petit bureau, il y avait sur le bahut la photographie des grands rabbins
de sa familles. Impressionnant ! Et au milieu, une photo un peu plus
grande de Herzl. Un jour, surprenant mon regard interrogateur, il m’a
fait lire avec sa prononciation ashkénaze le mot « Herzl » : HaRabbonim
Zikhronom Livrokho ! Tout ce qu’ils espéraient, Herzl est venu le
réaliser. C’est là une anecdote très sérieuse, mais bien des juifs de
tous bords y sont imperméables.

L’origine de cette première étape remonte à la
destruction du Royaume du Nord lors du schisme après le règne du Roi
Salomon. Le Royaume du Nord- Royaume d’Israel- est appelé par les
prophètes la Maison de Joseph- Beit Yossef – ou la Maison d’Ephraïm, du
nom de la principale tribu des descendants de Joseph. Le Royaume du Sud-
Royaume de Juda- avait pour capitale Jérusalem. C’est du Royaume du Sud
que les juifs procèdent dans leur identité judéenne. Le mot « juif » en français est la corruption du mot
« judéen ». Dans d’autres langues, il est très clair qu’il s’agit de
Yehoudi au sens de « membre du Royaume de Juda » : en araméen,
Yehoudaï ; en espagnol, Judio, du mot Yehoudi. En français, c’est devenu
Juif. Les juifs sont les judéens.

Le messianisme des judéens est cette espérance hébraïque
de la fin des temps, d’un monde vivable tel que Dieu avait voulu le
créer. Mais il nous a demandé de le fabriquer et de le mériter en le
construisant. Au point de départ, bien et mal sont mêlés, mais le monde
de l’espérance messianique est un monde du bien triomphant du mal. A ce
messianisme hébraïque de la fin des temps de l’Histoire, est venu
s’ajouter un messianisme nationaliste chez les judéens. Mais lorsque les
judéens ont voulu reconstituer la Nation hébraïque détruite, les dix
tribus perdues du Royaume du Nord avaient disparu. Ce très long processus messianique appelé Mashiah Ben
Yossef, commence par le rassemblement des exilés et se poursuit avec le
Mashiah Ben David.

Le deuxième messianisme à l’échelle universelle est la
résurrection des morts, chose que nous ne pouvons ni comprendre, ni
expliquer- pas plus que nous ne pouvions, avant 1948, comprendre ni
expliquer comment les juifs allaient se rassembler malgré l’opposition
du monde entier. Et pourtant, c’est arrivé : nous sommes les
contemporains de la réalisation d’un évènement inouï.

Lorsque j’étais enfant (je suis né en Algérie), notre
langue était le judéo arabe, et on ne disait pas « aller en Palestine »
ou « aller en Israël » ; on disait « aller à Jérusalem », tout en
sachant que c’était un rêve. Lorsqu’on me demandait, dans ma famille, ce
que je voulais faire quand je serai grand, je répondais naïvement :
rabbin à Jérusalem. C’était de l’ordre du rêve ! Et subitement cela
arrive. Et comme c’est arrivé, on croit que c’est normal, que c’est
facile, alors que c’était vraiment irréalisable. De même que nous ne
savions pas comment le Mashiah Ben Yossef allait travailler : le Bon
Dieu a décidé qu’il travaillerait avec l’Agence Juive !
Le Rav Hillel de Shklov, élève du Gaon de Vilna, précise dans son
livre Kol Hator que, selon son maître, la fonction du Mashiah Ben Yossef
est l’Alyah. Mais ce qui a provoqué l’Alyah, c’est le Sionisme
fondateur de Herzl. Désormais, les problèmes sont tellement urgents,
intenses et paroxysmiques, qu’il faut quitter le stade de la langue de
bois et dire les choses en les appelant par leur nom : le Sionisme
politique fondateur de notre Etat d’Israel, purement et simplement,
réalise les objectifs du Mashiah Ben Yossef.

Depuis les élections de 1992, le Mashiah Ben Yossef est
en question. Le fait qu’une telle politique et de telles décisions aient
été prises à une seule voix de majorité (y compris les voix des députés
arabes et les voix de deux transfuges de droite, achetés pour des
ministères fantômes) est tellement énorme qu’il faut y voir un doigt de
la Providence. C’est là quelque chose qui nous dépasse, apparemment
nécessaire, qui nous coûte cher. Il faut savoir que la Tradition a prévu
cette éventualité.

Un processus inéluctable

Un processus s’est déclenché avec le Rassemblement des
exilés. C’est la réalité de ce rassemblement qui permet d’être optimiste
à long terme. Pour le juif croyant, si Dieu a commencé une mitsva après
2000 ans d’attente, on peut compter sur Lui jusqu’à la fin. Pour un
croyant, c’est une certitude. Pour le juif incroyant mais qui croit en
son histoire, le critère, c’est l’histoire. Le Rassemblement des exilés
au bout de 2000 ans est un évènement tellement massif qu’il est
irréversible. Ce n’est ni Yossi Beilin, ni A.B. Yehoshoua qui vont
remettre en question le Retour des juifs dans leur patrie : les juifs
reviennent malgré eux.
Certes, certains juifs, les pionniers, les haloutsim, ont
d’eux-mêmes décidé de revenir. Ils étaient le fer de lance mais ils
furent si peu nombreux ! Si c’étaient les juifs qui avaient décidé de
revenir, on pourrait se dire qu’il s’agit de l’œuvre humaine de
personnes qui ont une foi : l’espérance du Retour. Et en réalité, ce
phénomène serait alors soumis aux aléas d’une œuvre humaine. Mais ce ne
sont pas les juifs (à l’exception des fondateurs) qui ont décidé de
revenir. C’est malgré eux qu’ils sont revenus, ce qui signifie que c’est
l’œuvre de Dieu. Pour reprendre le langage d’immanence des
non-croyants, cela veut dire que l’Histoire du Peuple juif s’est mise en
marche et c’est irréversible. Même pour un non-croyant, le
Rassemblement des exilés est évidement le point de départ d’une aventure
qui arrivera à terme. Il faut être mystique, au sens négatif du terme,
pour croire que ce sont les juifs qui ont décidé ce Retour.

Il y a très longtemps, sur un bateau qui faisait route
vers Israel (peut-être le Negba), avec un groupe d’étudiants, j’ai
rencontré un aumônier qui accompagnait un groupe de pèlerins chrétiens
et qui disait « Les promesses des prophètes se réalisent. Le désert
refleurit, les exilés se rassemblent, mais pourquoi sont-ce des
incroyants qui réalisent cela ? » Je lui ai répondu que c’est une
calomnie ! Ces juifs laïcs qui font le pays, qui ont fait le Sionisme,
sont plus croyants que nous, car nous avons des raisons de croire, alors
qu’eux n’ont même pas besoin de croire. Cela veut dire que leur foi est
plus profonde que la nôtre !
Il faut bien comprendre que la foi des pionniers du Sionisme était
beaucoup plus profonde que celle des croyants, puisqu’ils n’avaient pas
l’aide de la foi. Leur foi était vraiment une foi et nous pouvons donc
être tranquilles. Certes, les croyants ont aidé les laïcs, mais on ne
peut pas dire qu’ils ont fondé l’Etat d’Israël. Si la recréation de
l’Etat d’Israel était le fait des croyants, elle serait aléatoire. Mais
ce n’est pas le cas : c’est Dieu qui est intervenu et l’on peut dès lors
être tranquille. Quand Dieu se sert des incroyants pour faire l’Etat
d’Israël, c’est plus sérieux que s’il se servait de l’Agoudat Israël !

Lorsqu’on me demandait si je pensais vraiment que c’est
Teddy Kollek qu’on attendait pour construire Jérusalem, je répondais
que, pour construire Jérusalem, on a besoin d’un architecte et pas d’un
Rosh Yeshiva. Mais surtout d’un architecte qui ne se mêle pas de livres
religieux, sinon il n’a pas le temps de faire son travail d’architecte.
C’est ainsi que nous avons vécu la fondation du pays. Quels que soient
les aléas, les hauts et les bas, le processus ira jusqu’au bout, aussi
bien pour le croyant que pour l’incroyant.

La vérité bafouée

Bien sûr, nous avons prié et nous prions pour éviter le
pire, mais le prix à payer, pour arriver au terme bienheureux de la
réussite du projet messianique qui a commencé, risque d’être très lourd
du fait de l’aveuglement, de l’inconscience qui atteint parfois le camp
des sionistes religieux, y compris les rabbins eux-mêmes. C’est
inquiétant. Il est sûr qu’on arrivera au bout finalement parce que le
processus a commencé et qu’il est irréversible. Le prix à payer semble
terrifiant. Peut-être entrons nous dans une ère où l’amour de la vérité,
l’une des valeurs juives la plus forte et la plus profonde, est
bafouée. Ce n’est même pas un manque de foi, c’est le règne du mensonge
éhonté.
La Guemara Sanhédrin page 97a dit : « Il y a un temps où la
vérité disparaîtra, sera néantisée, האמת נעדרת. Quelle est l’explication
de ce texte ? מהי ותהי האמת נעדרת ? אמרי דבי רב, à l’école de Rav on
enseigne : מלמד שנעשית עדרים עדרים והולכת לה. Cela nous apprend qu’elle
se transforme en « troupeaux différents » et disparaît.
Il ne s’agit pas ici d’un jeu de mots, mais de quelque chose de
très important. La vérité ne va pas disparaître magiquement, elle va
devenir « des troupeaux différents » – עדרים עדרים.
Des troupeaux, chaque troupeau ayant son berger. C’est ce qu’on appelle
les courants – זרמים – les tendances – שיטות. La Guemara est très
claire : la vérité disparaît lorsque se multiplient les différentes
tendances.
Nous sommes au cœur de ce problème. Il n’y a plus de repères, il y
a des tendances. Selon l’une de ces tendances, on pourrait lire la
Thora de manière différente, en ce qui concerne la Terre d’Israel, en
fonction de l’option politique préalable du lecteur. Quel est alors le
critère ? La Thora dirait ce que tel ou tel rabbin veut dire d’après ses
options politiques ?! C’est le signe même qu’une des valeurs
fondamentales – l’amour de la vérité – disparaît. Il faut s’en méfier
parce que le vocabulaire et le langage sont piégés.
La Guemara est d’une extrême lucidité. Dans cette réalité qui
nous trompe, on arrive à un inversement des critères. « Former des
troupeaux », c’est se réduire à l’état de moutons. C’est souligner qu’on
n’a plus de route ni de vrais bergers. Aujourd’hui, ce sont les
troupeaux qui sont valorisés et non l’amour de la vérité.
Nous nous trouvons à une croisée des chemins : l’eschatologie
bienheureuse, ou l’eschatologie catastrophique. Mon opinion personnelle,
malgré mon tempérament optimiste incoercible, me fait craindre d’être
dans la situation suivante : optimiste pour le long terme, mais très
très très pessimiste pour le court terme.

Trois piliers : dans quel ordre ?

Pendant 2000 ans, on s’interrogeait de manière
suivante : des trois critères, le Peuple, la Thora, la Terre- quel est
le critère collectif, les deux autres concernant l’option individuelle ?
L’appartenance au Peuple a-t-elle la préséance sur la Thora et
sur la Terre, deux options considérées comme individuelles ? Si
l’appartenance au Peuple est garantie, l’essentiel est garanti. C’était
l’une des stratégies de survie des juifs.
Si la Thora est le critère de collectivité, ceux qui ne s’y
relient pas seraient mis en dehors du Peuple juif, l’appartenance au
Peuple ou l’appartenance à la Terre étant renvoyées à l’option
individuelle.
Telles sont les deux options que nous avons vécues jusqu’à
l’Etat d’Israël.
Pendant l’exil, nous devions lutter pour préserver le Peuple et
la Thora. Personne n’a encore vraiment raconté cette histoire héroïque.
Avec le monde entier contre lui, y compris certains juifs, le Peuple
juif se retrouve au bout de 2000 ans, existant. Nous sortons de la Shoah
et de la grande crise de l’assimilation, ayant gagné la guerre pour la
survie du Peuple. Cette bataille doit continuer à être menée, mais elle
est déjà gagnée. Au bout de deux mille ans, alors que le monde entier a
essayé de nous couper de notre Thora, nous revenons sur notre Terre,
avec la Thora. Nous avons sauvé la Thora.

Pendant 2000 ans, nous avons été coupés de la Terre. Ce
n’était pas le souci du jour. C’est maintenant de notre temps, que cette
problématique doit être renouvelée. Quel est le problème le plus
urgent ? Quel est le combat qu’il serait insensé de perdre ? Le combat
pour la survie du Peuple doit se poursuivre. Il a été gagné, mais à quel
prix ! La Thora n’est pas acquise une fois pour toute. Le combat pour
le sauvetage de son patrimoine doit continuer, sérieusement afin que
l’âme d’Israël – la Thora – soit préservée. La lutte qu’il serait insensé de perdre – et c’est la
première fois que le problème se pose à nous depuis 2000 ans – c’est le
combat pour la Terre. Voilà dans quelle problématique j’envisage ce
drame existentiel que nous sommes en train de vivre : une espérance
totale et irréversible pour la fin du processus, mais surtout la crainte
de ce qui se passe à court terme.

Que l’opinion électorale israélienne ait tellement
changé après le rite païen des funérailles de Rabin est très inquiétant.
D’où mon pessimisme.
(Ce n’est pas parce que Rabin a été assassiné que sa politique n’a
pas été désastreuse. Sa politique était désastreuse.) Ce cancer de désarroi touche précisément ceux qui
devraient être les porte-parole de la vérité de la Thora.
Les causes profondes résident dans les motivations différentes de
l’Alyah qui a créé le pays :

-  Les sionistes politiques laïcs ont décidé de mettre fin au
statut sociopolitique des juifs de l’exil sans se préoccuper de
judaïsme. La plupart du temps, ils rejettent le judaïsme comme ils
rejettent les frontières historiques du pays. Nous subissons toujours
les conséquences de cette prise de position des fondateurs du sionisme
politique laïc. Mais c’est à lui qu’on doit l’Etat.

-  Les sionistes religieux, eux, sont revenus en Israel pour
redevenir Hébreux, pour être vraiment juifs. C’est tout le contraire de
la première motivation et aujourd’hui, ces contradictions se dévoilent.

-  La troisième tendance est celle des harédim qui ne
participent pas au projet sioniste, mais vivent en Eretz Israël grâce à
l’Etat sioniste. Ils en contestent la légitimité religieuse tout en
souhaitant vivre en « Terre sainte ». Ils ont un poids de fléau dans la
balance électorale, fléau dans son sens simple, chaque fois qu’il y a
une élection déterminante.

-  Enfin, il y a aussi beaucoup de juifs qui sont là parce
qu’ils sont là, sans motivation idéologique qui ressemble peu ou prou à
quelque sionisme que ce soit, ni « d’avant sionisme », ni de « pendant
sionisme », ni de « post sionisme ». Ce sont des juifs cosmopolites
parlant hébreu. Ils ont actuellement le pouvoir et mettent en question
le messianisme juif du sionisme.

Tout cela doit nous conforter à passer de l’inquiétude
du temps présent à l’optimisme pour le long terme. Je connaissais ces
textes avant d’avoir des enfants et cependant j’ai eu des enfants ! On
peut donc connaître ces textes et avoir des enfants : c’est cela
l’optimisme juif.

Question : Selon vous, le problème de la Terre est
aujourd’hui le plus urgent. Quelle est votre opinion en ce qui concerne
le Peuple ? Il a survécu et semble avoir surmonté les dangers physiques.
Par contre, l’état de division entre religieux et laïcs, mais aussi, au
sein des religieux, entre harédim et sionistes, et même entre
sionistes, représente un danger interne. Ce mouvement autodestructeur
semble menaçant. Ne pose t’il pas un problème plus urgent que celui de
la Terre ou de la Thora ?

Rav Ashkénazi : Les divisions au sein du Peuple et au
les divisions à propos de la Thora concernent toutes la Terre. Par
conséquent, le problème essentiel, c’est vraiment Eretz Israel.

Intervention : L’histoire juive nous apprend que Dieu
attend quelque chose de nous. J’ai l’impression que nous assistons
passifs à tout ce qui se passe….. Les Rabbanims ne disent rien, le
Peuple est là en spectateur.

Rav Ashkénazi : Nous sommes habitué à des attitudes de
sensibilité religieuse qui risquent de fausser le diagnostic de ce que
nous vivons. Car après 2000 ans de judaïsme d’exil, nous vivons quelque
chose de nouveau. Nous vivons la confrontation avec la vérité de notre
identité. Nous avons eu le privilège d’avoir une foi parfaite pendant
ces 2000 ans d’exil parce qu’elle n’était pas confrontée à la réalité.
Jusqu’à nos pères et nos grands pères, nos ancêtres avaient cette foi
parfaite que le moment venu, nous reviendrons en Israël. Mais cela est
démenti par la réalité. Le moment venu, les juifs ne veulent pas venir.
C’est malgré nous que nous sommes là. Nous sommes venus ici à coup
de pied au cœur. Sauf les pionniers, les méyassedim, les fondateurs.
Quand au bout de 2000 ans, les nations du monde ont donné le feu vert au
Foyer national juif avec la Déclaration Balfour, les juifs de France
ont réagi en revendiquant leur nationalité française. Pour eux, ce foyer
ne concernait que les apatrides. Les juifs britanniques, italiens etc. …
eurent la même réaction qui d’ailleurs perdure.
Il faut souligner l’étonnement devant le fait que c’est malgré nous
que tout cela nous a été donné.
C’est malgré nous que tout cela s’est fait et cela nous est imposé.
C’est précisément parce que cela ne dépend pas de nous que je suis
optimiste. Ce qui dépend de nous, c’est le prix à payer. A court terme,
on ne peut que s’inquiéter des illusions de certains.
Les juifs, auraient-ils subitement perdu leur intelligence ? Les
arabes ne veulent pas la paix, ils veulent un état O.L.P., ce qui n’est
pas exactement la même chose. Tout le monde le sait, y compris nos
dirigeants. Nous savons très bien à qui nous avons à faire.

Il s’agit d’une question d’identité profonde. Cette
crise d’identité se dévoile à propos de la Terre, beaucoup plus qu’à
propos du Peuple ou qu’à propos de la Thora.
Nous avons été, nous, de cette génération de juifs religieux qui
fermions les yeux sur les juifs non religieux en leur disant, en toute
bonne foi, que d’après la Thora, ils sont aussi juifs que nous. Nous
avons été de cette génération de juifs non assimilés – ce n’était pas
facile avant la guerre mondiale – qui fermions les yeux sur les
assimilés en leur disant : vous êtes juifs comme nous.
C’est maintenant que la crise d’identité se dévoile, qu’elle rend
la situation impossible, précisément à cause de ceux qui mettent en
question l’identité juive par rapport à l’intégrité d’Eretz Israël.
Cette foi parfaite de l’époque où nous n’étions pas du tout confrontés à
la réalité, est maintenant suspecte. Avons-nous vraiment cru à ce que
nous avons dit croire pendant 2000 ans ? C’est le cas pour beaucoup,
mais une part du peuple juif, confronté au problème de la Terre, semble
disqualifier sa prétendue foi à son identité.

La guerre que les arabes mèneront pour Jérusalem est la
catastrophe annoncée par le Talmud et dans le Zohar.
Nous ne savons pas comment cela va se passer, pas plus que nous ne
savions comment pouvait avoir lieu la libération de Jérusalem.

Une année au moment de Pessah, alors que nous nous
trouvions chez le Rav Kook (ndlt : le Rav Tsvi Yehouda Ha Cohen Kook, le
fils, décédé en 1982) pour étudier, il nous a amené sur la plus haute
tour de la partie juive de la ville pour voir à la jumelle le site du
Kotel et dire la prière de Pessah. Ce qu’on voyait à la jumelle, c’était
l’horizon jordanien avec les chameaux, les autobus brinquebalants et
les soldats jordaniens avec leurs casques à pointe allemands. Qui aurait
dit que c’était à portée de la main ? C’était un rêve inaccessible et
cela nous a été imposé.


Ceux qui ont vécu la Guerre des Six Jours se
souviennent que tous les dirigeants de l’époque, Moshé Dayan en tête,
attendaient un coup de téléphone des arabes pour savoir à qui rendre ces
fameux territoires : le coup de téléphone n’est pas venu. Si Hussein
n’avait pas attaqué en 1967, il serait encore aujourd’hui dans la
Vieille Ville. Mais, en musulman pieux, Hussein a agi comme s’il voulait
restituer Jérusalem aux juifs ! Alors, il a attaqué. C’est une histoire
invraisemblable !

L’héritage israélien que nous possédons nous a été
imposé. Sauf pour les fondateurs, les pionniers qui, eux, ont créé avec
leurs mains.
L’initiative de chaque fin d’exil vient des hommes, pas de Dieu.
C’est ensuite Dieu qui confirme. Si les hommes méritent, cela se
développe en bien ; s’ils ne méritent pas, il faut payer le prix et nous
sommes à ce carrefour. Abraham donne le premier exemple de cette prise
d’initiative. Il n’y a aucune trace que Dieu se révèle à Abraham pour
lui demander d’aller au pays de Canaan. Il décide de quitter le pays
d’exil et Dieu lui donne rendez-vous au Mont Moriah pour le sacrifice
d’Isaac. Il se rend de lui-même au pays de Canaan parce qu’il sait que
c’est sa patrie. De la même manière pour la sortie d’Egypte : Moïse l’a
déclanchée et Dieu l’a confirmée.
Le Ben Ish Haï dit en clair dans une de ses préfaces :
l’initiative, en matière de fin d’exil, vient des hommes et Dieu
confirme.
Il faut être très précis à ce sujet : c’est à propos d’Eretz Israël
que les crises d’identité des juifs se dévoilent. C’est donc le
problème le plus urgent. C’est parce que l’initiative est venue des
hommes que les harédim ont entretenu une attitude de suspicion vis-à-vis
du sionisme et c’est une erreur théologique de leur part. Ils ont
affirmé que ce mouvement humain n’était pas cachère alors que c’est
précisément cela qui est cachère. C’est là la grande différence entre
les sionistes religieux et les harédim en ce qui concerne Eretz Israël.
Il faut étudier les textes pour savoir qu’il en est bien ainsi. Il y a
dix ou quinze ans, il était extrêmement difficile pour un rabbin
orthodoxe d’afficher une attitude positive vis-à-vis du sionisme laïc.
Mes propos ne proviennent pas de mes idées politiques mais des textes de
la Thora.

C’est ainsi que se déroule l’époque du mashiah ben
Yossef : l’histoire de Joseph en Egypte en est le modèle. Dès le début,
il reconnaît ses frères, mais eux ne le reconnaissent pas. Ils le
prennent pour un égyptien, un assimilé de la pire espèce qui a pris
partie pour le Pharaon, « ki kamokah képhar’o » « car tu es l’égal de
Pharaon »(Genèse XLIV, 18). A la fin de sa vie, on sait qu’il est Yossef
Hatsadik, mais pendant toute sa vie il est le juif assimilé, le juif
diasporique le plus assimilé. C’est cela l’époque du mashiah ben Yossef.
C’est précisément Joseph, ce juif le plus assimilé qui dira à ses
frères : « viendra le temps où vous partirez, ramenez mes ossements avec
vous. » C’est effectivement du milieu des juifs assimilés que le
sionisme est apparu. Cette crise d’identité par rapport au Peuple ou par
rapport à la Thora concerne bien la Terre.
Pour les harédim,
Eretz Israël est la « terre sainte », que seul le
Messie doit nous livrer. Ce n’est écrit nulle part et c’est une erreur
théologique pure et simple. Il faut donc refaire toutes ces analyses,
ces études pour retrouver la confiance que le processus historique que
nous avons vécu est bien celui qui devait être. Précisément, on a buté
sur le problème de la Terre qui dévoile l’insincérité des juifs. Il
suffit d’entendre tous ces alibis des juifs qui veulent donner la Terre.
Ils se racontent des mensonges et ces hommes aveuglés, des bandeaux sur
les yeux, nous mènent à la catastrophe.
Avant la Shoah, avant la dernière guerre mondiale, l’Europe entière
était Shalom akhshav ] « La Paix Maintenant »]. Résultat : 50 millions
de morts, y compris la Shoah. J’ai peur d’une dynamique de l’aveuglement
telle qu’on risque d’aller jusqu’au bout.
Nous ne sommes pas dans une réunion électorale où l’on donne des
consignes de vote. Pour les textes, la seule réponse est la vérité. Il
ne faut plus se camoufler derrière une langue de bois. On risque d’en
arriver à ce que les juifs laïcs qui sont contre Eretz Israël ne soient
plus des juifs, même laïcs ; que les rabbins harédim qui sont contre
Eretz Israël ne soient plus des rabbins, même harédim. Nous sommes
encore dans le temps où tous les juifs sont juifs. Même les juifs
enrhumés. A plus forte raison les autres. Mais c’est vers cela que nous
risquons d’aller.
J’ai été élevé dans l’ambiance pluraliste que j’ai retrouvée dans
le mouvement des Eclaireurs : tous les juifs sont juifs. C’est cela qui
est en question aujourd’hui, et ce qui le met en question, c’est la
Terre d’Israël.

Question : Si le Peuple juif est le tenant du vrai
messianisme, il est aussi celui qui est capable de fabriquer des faux
messianismes : le christianisme, le karaïsme, le sabbataïsme, etc. A
l’encontre de Shalom akhshav, ne faudrait-il pas dénoncer toute la mise
en scène construite autour de la politique du gouvernement actuel,
amplifiée par les mass média comme un faux messianisme ?

Rav Ashkénazi : Les militants de base de Shalom akhshav
en général sont francs et honnêtes. C’est au gouvernement qu’il y a des
stratégies de mensonge. Un haut responsable a reconnu à propos du Golan
qu’on a menti à Israël à la manière dont un médecin ment à un malade
dont l’état est grave. Il faut lui mentir pour le sauver. Mais personne
n’est dupe. Les gens de Shalom akhshav disent en clair qu’ils ne veulent
plus faire la guerre aux arabes. Ils sont donc prêts à négocier aux
conditions des arabes, et c’est ce qui se passe. Il faut renoncer à ce
vocabulaire de demi-vérité. Un juif, même s’il n’est pas un juif de la
Thora est un juif. A quelle condition ? Un juif, même vivant en diaspora
est un juif. A quelle condition ? Nous devons renouveler notre
vocabulaire dans le sens de la franchise et de la vérité, parce que nous
sommes tombés dans les pièges que nous avons nous-mêmes fabriqués.
L’heure de vérité est arrivée. Encore une fois, cette heure de vérité
était prévue dans les textes aussi. C’est Eretz Israël qui la déclenche.
Emet meEretz titsma’h « La vérité germera de la Terre » (Psaumes LXXXV,
12) C’est une autre manière de lire le verset : c’est la Terre qui va
nous obliger à dire la vérité. Je continue à considérer mes amis non
religieux comme des juifs à part entière. Peut-être, en réalité sont-ils
entièrement à part ? Ayons le courage de se parler en clair.
Je considère qu’un juif de diaspora est un juif à part entière,
mais à condition qu’il sache qu’il est dans l’erreur. Haïm Ben Betsalel,
grand talmid Hakham (sage) quelque peu oublié dans l’ombre de son frère
le Maharal de Prague, donne dans son livre, le Séfer Ha’Haïm, quatorze
explications de la Galout (exil) dont l’une est très importante : nous
avons été envoyés en exil pour savoir si vraiment nous considérons ce
pays comme notre pays. Ne reviendront que ceux qui sont persuadés que ce
pays est leur pays.
On nous a donné toutes les occasions de chercher ailleurs et,
finalement, seuls ceux qui sont convaincus que ce pays est le leur sont
revenus. Et c’est au moment où nous sommes revenus que l’interrogation
s’est faite interrogatoire. Crois-tu vraiment que ce pays est le tien ?
Ytshak Navon (qui fut un grand président de l’Etat d’Israel à défaut
d’avoir été un grand ministre) disait : « Ce pays est le nôtre. Nous
avons des intérêts politiques à nous arranger avec les arabes, mais ce
pays est le nôtre. » Aujourd’hui, c’est le langage inverse qu’on
entend : « Ce pays est le pays des arabes et c’est nous qui avons à nous
justifier d’être là où nous sommes. » C’est vraiment une interpellation
d’identité très profonde.
L’assimilation est un problème très grave, surtout en diaspora, en
Israel aussi d’ailleurs. Mais un juif, même assimilé est un juif, sauf
lorsque la question de confiance se pose. Qu’est ce qu’un juif même
assimilé ? Est-il citoyen français ou citoyen du pays des Hébreux ?
Quand il est citoyen du pays des Hébreux, considère-t-il que c’est la
Palestine ou que c’est Eretz Israel ? Là est le vrai problème.
D’ailleurs, beaucoup de non juifs attendent que la vérité soit dite et
nous leur offrons actuellement un spectacle kafkaïen du Peuple de Dieu
doutant de son identité.
Croyons-nous vraiment à ce que nous croyons depuis 2000 ans si, le
moment venu, nous sommes prêts à brader le pays ? Le Rav Kook (ndlt : le
Rav Abraham Ytshak Ha Cohen Kook, le père, décédé en 1935) dans son
livre Orot, au chapitre Orot HaTe’hiya (paragraphe 44) a écrit un texte
véritablement prophétique :
« Nous savons qu’un révolte contre l’esprit aura lieu en Eretz
Israel. C’est au début de la restauration de la nation qu’elle
apparaîtra. Une partie de la population jouissant d’une aisance
matérielle se croira arrivée au but ultime, ce qui amoindrira son âme.
« Alors viendrons des jours quand tu diras ne pas en avoir le désir. »
(Ecclésiaste XII, 2) L’exigence d’un idéal supérieur de sainteté
disparaîtra et par là même l’esprit déclinera et sombrera jusqu’à ce
qu’advienne une tempête qui mènera à une révolution. »

Nous sommes précisément arrivés à ce déclin de l’esprit
parce qu’on croit que, le but économique étant atteint, tout est
atteint. On peut se demander si cette tempête, ce ne sont pas aussi ces
comportements scandaleux à l’encontre des minorités juives en Israel :
les yéménites, les marocains, les éthiopiens. Ces scandales là nous
obligent à nous poser la question de l’unité du Peuple et de ce qu’en
dit la Thora.

Qu’est ce que c’est cette unité du Peuple lorsqu’elle
est mise en question à ce niveau là ? La tempête prévue par le Rav est
peut-être le sursaut de moralité et la recherche de la vérité auxquels
nous serons contraints.
« Alors il sera évident que la force d’Israel se trouve dans la
sainteté immémoriale qui vient de la lumière de Dieu, et dans sa Thora
dans l’émergence de la clarté spirituelle. C’est elle la véritable
puissance qui parvient à vaincre les mondes et toutes leurs forces.
L’inévitabilité de cette révolte contre l’esprit vient de la tendance à
la matérialité qui naîtra inéluctablement dans la collectivité nationale
sous une forme agressive. Cela provient du temps très long où ont
disparu complètement la nécessité et la possibilité de s’adonner à la
tâche matérielle. Lorsque cette tendance émergera, elle se manifestera
avec une frénésie agressive et amènera des tempêtes. Ce seront là en
vérité les tribulations du Messie qui submergeront le monde entier par
les souffrances qu’elles entraîneront. »

Que dit ici le Rav dans sa langue très particulière ?
Dès qu’Israel sera fondé, il se produira une révolte contre les valeurs
spirituelles, de la part de ceux qui, croyant, croyant le but économique
atteint, estimeront que le but su sionisme est réalisé. Il se produira
alors un déclin de tous les idéaux jusqu’à ce qu’une révolution
survienne.
Les pionniers, les habitants des « territoires » (les mitna’halim)
luttent pour la vérité. Mais le vrai combat, c’est ce qui se passe dans
le pays.

Question : Mais n’est-ce pas pour la Terre qu’ils se
battent ?

Rav Ashkénazi : Oui, c’est très bien, mais le pays est
en train de se préparer à les abandonner. Nous avons tous des enfants en
Judée, en Samarie et à Gaza, et ils ont déjà fait la preuve de leur
héroïsme. C’est la sincérité du pays qui est en question concernant le
lien avec sa Terre.
On est arrivé à démoniser les meilleurs des ‘Haloutsim (pionniers)
de l’histoire d’Israel. Le problème ne se pose pas en termes de choix
électoraux. Si vous ne savez pas pour qui voter, nous n’avons rien à
vous dire. Le problème, c’est celui de la vérité mise en congé.
Il faut prendre conscience que ce qui est prévu par nos textes
risque d’arriver et a déjà commencé. Certes, il y a dans la Bible des
prophéties bienheureuses, où les prophètes voient les princes du monde
portant les juifs sur leurs épaules avec des offrandes d’or, d’argent et
de myrte pour venir à Jérusalem remercier le Dieu d’Israel. Mais dans
toutes ces sources, depuis la Bible, puis dans la Michna, la Guemara, le
Midrash, au fur et à mesure que le temps s’écoule, les sources
pessimistes sont plus nombreuses que les sources optimistes.
Dernièrement, au niveau des évènements de la Shoah par exemple, nous
n’avions que des sources pessimistes. Le ‘Hessed léAvraham, le Tomer
Dévora, et le Em Habanim Seme’ha, tous ces livres décrivent ce qui
risque d’arriver : la Shoah, l’inouï, mais qui s’est produit.

Le Talmud utilise trois termes pour décrire notre
temps :

- Yemot Hamashia’h, les temps du Messie, le premier signe
étant le rassemblement des exilés ;

- Mashia’h ben Yossef, le Messie fils de Joseph ;

- Mashia’h ben David, le Messie fils de David.
Le Talmud (Sanhédrin, 97) dit : « la génération où le ben David se
dévoilera est une génération où la vérité sera cachée, où la sagesse des
scribes sentira la pourriture. » ‘חוכמת סופרים תסרח. C’est ce qui est
en train de nous arriver. La sagesse des scribes commence à sentir le
pourri. Si nos maîtres ont eu le courage de nous laisser ce message qui
vient du fond des siècles, c’est qu’ils avaient diagnostiqué au sein de
leur Peuple une tendance à la mise en question de son identité.
Et cela doit se dévoiler au moment du Retour à Sion. Voilà de quoi
il s’agit dans ces textes. Nous avons le devoir et pas seulement le
droit d’être d’un optimisme total : ce processus amorcé ira jusqu’au
bout. A quel prix ? Cela, c’est mon pessimisme immédiat, ma génération
ayant traversé toutes ces tempêtes. Kissinger a reçu le prix Nobel pour la paix au Vietnam.
Résultat de sa paix : d’innombrables victimes. « Victimes de la paix »,
comme on a dit de notre temps en Israël. Ce n’est pas la même chose,
mais cela ressemble.

L’espérance messianique commence avec le premier homme ;
elle ressurgit avec Abraham et elle ira jusqu’au bout. Dieu sait que
nous avons traversé, nous, ces porteurs d’espérance. Mais le prix à
payer, le prix de notre identité, c’est le pessimisme à court terme. On
peut craindre d’avoir pris la voie qui mène à une guerre terrible avec
le monde arabe, qui tient à ce que Jérusalem soit sa capitale. C’est là
que nous serons acculés à dire qui nous sommes. Comme cette guerre est
décrite dans le Zohar et que nous la gagnerons, je suis tranquille, mais
encore une fois, à long terme.

Le conflit israélo-palestinien prévu par le Talmud ?

Manitou – lors d’un cours à
"Maayanot", d’avoir remarqué l’importance de ce passage extraordinaire
du Talmud Sanhédrin 98b.Le texte discute de la période qui
précèdera la venue du Messie, marquée par les souffrances de son
enfantement.

Voici d’abord ma traduction:
Ula a dit: Qu’il vienne et
que je ne le vois pas. (c’est-à-dire, sa venue sera précédée de telles
catastrophes qu’il vaut mieux que je ne les vive pas!) Et de même a dit
Rabba: Qu’il vienne et que je ne le vois pas.
Rav Yosef a dit: Qu’il vienne et que
j’ai le mérite de m’asseoir à l’ombre des crottes de son âne.
Abbayé répondit à Rabba: Pour quelle
raison [as-tu des craintes]? Si tu dis que c’est à cause des souffrances
de l’enfantement du Messie, n’a t-on pas enseigné: Les disciples de
Rabbi Eleazar lui ont demandé: Que doit faire un homme pour échapper aux
douleurs de l’enfantement du Messie?
– qu’il s’occupe de Tora et de charité.
Et toi Maître, tu possèdes et Tora, et
charité!
Il
répondit: Je crains les conséquences de la faute (ma Tora et mes
bonnes actions pourraient ne pas être suffisantes). Comme l’a dit
Rabbi Yaaqov bar Idi, car Rabbi Yaaqov bar Idi objecta [d’une
contradiction entre les versets]: Il est écrit: "Et voici, je suis avec
toi et je te garderai partout où tu iras" (Gn. 28, 15) et il est écrit:
"Et Yaaqov fut pris d’une grande crainte et fut angoissé" (Gn. 32, 8) –
c’est qu’il craignait les conséquences de la faute. Ainsi qu’il a été
enseigné (sur le verset
Ex. 15, 16): "Jusqu’à ce
que ton peuple passe" – il s’agit de la première arrivée (à l’époque de
Josué), "ce peuple que tu as acquis"  – c’est la deuxième venue (au retour de
l’exil de Babylone). Je dirais donc: Israël méritait qu’on leur fasse un
miracle lors de la deuxième venue comme à la première, mais c’est à
cause de la faute.
Et de même a dit Rabbi Yohanan: Qu’il
vienne et que je ne le vois pas.
Et Reish Lakish lui a répondu: Pour quelle raison? Si tu
dis que c’est parce qu’il est écrit : "lorsque qu’on fuira de devant le
lion et qu’on est rejoint par l’ours, puis qu’on arrive à la maison et
qu’appuyant la main contre le mur on est mordu par le serpent" (Amos 5,
19), viens, je vais te montrer un exemple de cela dans ce monde-ci:
lorsqu’on va à son champ et qu’on est rejoint par l’arpenteur (qui exige
le paiement des taxes), c’est comme si on est rejoint par un lion, puis
on entre en ville et on est rejoint par le collecteur des impôts, c’est
comme si on est rejoint par un ours, on rentre à la maison et trouve
ses fils et filles affamés, c’est comme si on est mordu par un serpent.
Non, c’est parce qu’il est écrit :
"Enquerrez-vous de grâce et voyez, est-ce qu’un mâle enfante? Pourquoi
ais-je vu tout homme avec ses mains sur ses flancs, comme la femme qui
enfante, et tous les visages atteint de jaunisse?" (Jer. 30, 6). Que
signifie "J’ai vu tout homme (
gever)" Rava bar Yitshak a dit au
nom de Rav: Celui qui possède toute bravoure (
gevura; Dieu,
donc). Et qu’est-ce que signifie "tous les visages sont atteints de
jaunisse"? Rabbi Yohanan a dit: La cour d’en-haut et la cour d’en-bas,
au moment où le Saint, béni soit-Il, a dit: Ceux-ci (Israël) sont
l’oeuvre de mes mains et ceux-là (les Nations) sont l’oeuvre de mes
mains, comment perdrais-je ceux-ci devant ceux-là?

Rav Papa a dit: C’est ce que dit le proverbe populaire: le taureau a
couru et est tombé, on va chercher le cheval et on le met dans son étable (à
sa place).
Le passage se termine là, par
cette parabole mystérieuse, sans apporter la solution qui permettait
d’échapper à cette époque de souffrances.
Il est surprenant a priori de voir que des maîtres souhaitent
personnellement ne pas voir la venue du Messie, même s’ils prient chaque
jour pour elle. Qu’a de si terrible l’époque de cette venue?
Nous apprenons toutefois que si l’on doit
craindre l’époque de la venue du Messie, ce n’est pas à cause des
troubles sociaux et crises économiques, puisque cela peut être réparé
par la confiance que donnent l’étude de la Tora et le bien fait à son
prochain ; c’est peut-être parce que nous sommes pêcheurs, mais ce n’est
pas à cause des souffrances et des catastrophes qui s’abattrons sur
tous, les unes après les autres, sans laisser de répit et sans qu’on
puisse trouver un refuge, même dans sa propre maison: cela existait déjà
à l’époque de Rabbi Yohanan et Reish Laqish, sous l’occupation romaine,
lorsque les romains pressuraient la population par l’intermédiaire de
leurs collecteurs d’impôt, la crise économique et la famine qui s’en
suivait pouvaient aussi bien déjà annoncer la venue du Messie.
Non, c’est à l’époque où chaque homme sera
pris de douleur comme la femme qui accouche, époque où un insoluble
dilemme étreindra le Ciel et les hommes.
Le Rav Adin
Steinzaltz explique: "Ceux-ci sont l’oeuvre de mes mains et ceux-là
sont l’oeuvre de mes mains, comment perdrais-je ceux-ci devant ceux-là? 
Viendra
une époque à laquelle il semblera que pour le Saint-béni soit-Il il n’y
a plus de différence entre Israël et les Nations; et c’est pour cela
qu’il faut craindre les douleurs de l’enfantement du Messie."
Mais pourquoi se présentera une telle
situation de "eux ou nous", où nécessairement l’un des deux partis doit
être éliminé pour que l’autre vive? C’est ce que vient expliquer le
proverbe, qui se fait parabole: lorsque le taureau – Israël – que le
Maître – Dieu – aime particulièrement, tombe, Il met à sa place le
cheval – les Nations – et lorsque le taureau guérit, un jour ou l’autre,
de sa chute, il lui est difficile – explique Rachi – de sortir le
cheval pour remettre le taureau dans son écurie, après l’y avoir placé
auparavant. Rachi explique que lorsque le Saint, béni soit-Il, voit la
chute d’Israël, il donne sa grandeur aux Nations, et lorsqu’Israël fait
retour et est sauvé, il lui est difficile de perdre les idolâtres devant
Israël.
Nous précisons, quant à nous, ce
que représente l’étable: la Terre d’Israël, occupée par Rome puis par
les Arabes et les chrétiens. La chute d’Israël n’est pas seulement
morale, mais Exil et souffrances, et la repentance, la Rédemption, est
aussi retour géographique de l’Exil vers la Terre d’Israël.
Le « don de la grandeur d’Israël aux
Nations » est une façon de rendre compte des revendications chrétiennes
et musulmanes d’être la religion vraie et le nouveau peuple élu. Ce qui
ne semble qu’une prétention humaine, d’un point de vue lui aussi humain
et polémique, s’avère relever du dessein divin.
Mais cette revendication
religio-idéologique a aussi eu son pendant politico-territorial : la
conquête des lieux saints, signe qu’on est l’Elu. La “Terre Sainte” a
été alternativement occupée par les monothéistes concurrents du
judaïsme, les musulmans (califats, empire ottoman) et les chrétiens
(Croisés, Britanniques), avant de revenir aux Juifs.
C’est le nœud du problème, les
uns n’ont pas moins de droits à cette terre que les autres. Leurs
mérites sont apparemment égaux: Les Nations, en l’occurrence les Arabes
palestiniens, musulmans et chrétiens, ne peuvent plus être appelés «
idolâtres » justement, ils sont tout aussi monothéistes que les Juifs,
et servent le même Dieu (ou plutôt s’en servent) ; d’où ceux-ci
tireraient-ils un droit particulier? D’autre part, les Juifs n’ont eu de
cesse d’être « comme tous les peuples », et de se libérer eux-mêmes en
créant un État-Nation comme l’ont fait tous les peuples décolonisés, et
comme voudraient le faire les Arabes palestiniens. Juifs et non-Juifs
sont donc indiscernables quant à l’élection et aux droits ; si les
Nations se sont rapprochées d’Israël par le monothéisme, Israël les a
ensuite rejoint dans l’athéisme nationaliste. Dieu en a mal au ventre,
et nous aussi. Et telles les contractions de la femme enceinte qui se
renforcent et se font de plus en plus rapprochées, le conflit va devenir
de plus en plus violent et intense, et de la matrice moyen-orientale,
gagner le monde entier. L’enfant va naître – la mère va-t-elle survivre?
Si en haut – les Princes des
Nations – et en bas – les chefs politiques – tous sont pareillement
étreints par les douleurs de l’enfantement sans ne savoir que faire,
c’est que la solution ne sera ni religieuse, ni politique. Rien de ce
qui existe présentement dans les domaines religieux et politiques ne
peut servir à résoudre ce problème: ni retour au judaïsme ou à l’islam,
ni partage territorial pour créer un nouvel État-Nation, ni État
binational, ni confédération ou fédération classiques… seulement une
création nouvelle qu’il nous faut inventer.
Mais une question s’impose : comment les sages du Talmud, qui
ne prétendaient pas être prophètes, ont-ils pu prévoir ce conflit plus
de quinze siècles à l’avance, ainsi que son caractère dramatique? Si une
révélation prophétique n’en est pas la cause, c’est qu’ils détenaient
les clefs d’une logique de l’histoire qui nous échappe. C’est celle-ci
que nous essayons de retrouver, pour finir par décrire les grandes
lignes d’une solution originale, qui trouve aussi ses fondements dans le
droit talmudique.

Mais dès lors qu’est claire la
portée messianique de ce conflit, il devient possible d’en deviner le
sens au lieu de se laisser posséder par lui et par les haines qu’il
suscite. Au lieu d’apparaître comme dangers de destruction mortelle, les
souffrances actuelles – comme les douleurs de l’accouchée – annoncent
la création d’une vie nouvelle et en deviennent plus supportables…

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